Malgré un tournant, une occasion manquée de mettre fin à de multiples
violations des droits humains dans le cadre des activités
économiques?
Après trois reports, le 23 février, la Commission européenne a publié sa
proposition de directive sur le devoir de vigilance en matière de durabilité. Si le
texte constitue un tournant dans la lutte contre les violations des droits
humains dans le cadre des activités économiques, il est truffé de failles et
d'exemptions telles que le nombre restreint d’entreprises concernées parle
devoir de vigilance, ainsi que la portée de l’obligation qui ne couvre pas
réellement toute la chaîne de valeur.
Au niveau national, la directive s’appliquerait à moins de 0,4% des entreprises
au Luxembourg (1). Le gouvernement doit aller au-delà de la proposition car si
les dispositions actuelles entrent un jour en vigueur au niveau national, le
secteur économique le plus important du pays, le secteur financier, sera
concerné de manière très limitée alors qu’il s’agit d’un secteur à risque en
matière de droits humains.
Exemption d’un devoir de vigilance pour les PME à risque
Le projet obligerait les entreprises de l'UE comptant plus de 500 employés ou
réalisant un chiffre d'affaires de 150 millions d'euros à prévenir les violations des
droits humains et de l'environnement dans leur chaîne de valeur, en faisant preuve
de "diligence raisonnable". Dans les secteurs où le risque de violations est nettement
plus élevé, comme l'agriculture, le textile, l’extraction de ressources, seules les
grandes entreprises de plus de 250 employés ou réalisant un chiffre d'affaires de 40
millions d'euros seraient concernées, tandis que les PME actives dans ces secteurs
en seraient exemptées.
Cette limitation signifie que le projet de législation s'appliquerait à moins de 0,4% des
entreprises au Luxembourg. En restreignant le champ d'application de manière aussi
spectaculaire, la proposition ignore de nombreuses opérations commerciales
nocives, car la taille du personnel et le chiffre d'affaires annuel ne constituent pas
des indicateurs fiables de l'impact d'une entreprise sur la vie des travailleurs et des
communautés du monde entier.
Le sort des Soparfis dans les mains du législateur luxembourgeois
L’application de la directive aux Soparfis (2) dépend de l’approche que le
gouvernement choisirait pour transposer le texte. Uniquement si le gouvernement
décide d’appliquer les critères de nombre d’employés et de chiffre d’affaires au
niveau du groupe de sociétés détenues par une soparfi dans son ensemble,
certaines Soparfis pourraient être également concernées par l’obligation de devoir de
vigilance.Il faut s’attendre à un lobbying acharné dans ce contexte afin que ceci ne
soit pas mis en œuvre.
Mise en œuvre efficace?
En vertu de la proposition de directive, les entreprises pourront être tenues pour
responsables des préjudices commis dans leur pays ou à l'étranger par leurs filiales,
leurs sous-traitants et leurs fournisseurs, et leurs victimes auront la possibilité
d'engager des poursuites devant les tribunaux de l'UE. Il s'agit d'une étape
importante qui crée un droit de recours pour les personnes affectées par les activités
des entreprises. Malheureusement, ceci est contrecarré par des mesures qui n’ont
pas été abordées par la proposition de directive:coûts élevés, des délais courts, un
accès limité aux preuves, une capacité juridique restreinte et une charge de la
preuve disproportionnée.
Toutefois, une dangereuse lacune risque de rendre la loi inefficace pour prévenir les
dommages au-delà du premier niveau de la chaîne d'approvisionnement-et
d'empêcher les victimes de tenir les entreprises pour responsables. Le texte laisse
entendre que les entreprises pourraient remplir leurs obligation et donc être
exonérées de leur responsabilité par exemple en obtenant des garanties
contractuelles de leurs fournisseurs qu'ils appliquent un code de conduite ou en
déléguant le processus de vérification de la diligence raisonnable à des auditeurs
externes.Cela permettrait aux entreprises à décharger la responsabilité sur des tiers
et transformerait l’obligation en un exercice de «cocher la case».
«Alors que l’effondrement de Rana Plaza a suscité une dynamique internationale
sans précédent en faveur d’un devoir de vigilance contraignant pour les entreprises,
le texte proposé par l’UE neuf ans plus tard revient à ne pas faire entrer dans le
champ du devoir de vigilance des sous-traitants indirects tels que ceux impliqués
dans cette tragédie»,déclarent les responsables de l’Initiative.
La proposition de directive comprend d'autres éléments importants, tels que la mise
en place de nouvelles autorités de surveillance dans les États membres de l'UE,
chargées de donner des ordres et d'imposer des sanctions dissuasives. Ceci
constitue une avancée importante qui contribuerait à une mise en œuvre effective de
la proposition.
Droits humains, environnement et...changement climatique
Le projet de directive prévoit, entre autres, que les entreprises adoptent un plan de
transition climatique conforme à l'objectif de 1,5 degré fixé par l'accord de Paris sur
le climat. Toutefois, la proposition ne prévoit pas de conséquences spécifiques en
cas de violation de cette obligation climatique, ce qui la rend inefficace.
Dispositions moins ambitieuses pour le secteur financier
Uniquement un nombre très limité d’entreprises du secteur financier devrait être
concerné par le devoir de vigilance. Différentes exemptions et limitations font qu’en
pratique, la directive s’appliquerait à très peu d’acteurs au Luxembourg même s’il
s’agit d’un secteur à risque selon le Plan d’action national sur les entreprises et les
droits humains.(3)
Le seuil élevé au niveau du nombre d’employés aura comme conséquence d’exclure
d’office certains acteurs financiers de taille moyenne comme un grand nombre de
banques, les«private equity» et les«venture capital» dont les activités comportent
des risques élevés en matière de droits humains.
En outre, les acteurs financiers tombant sous l’application de la directive seraient
tenus de se conformer à l’obligation de devoir de vigilance uniquement lors de la
conclusion d'un contrat et non sur toute la durée de la relation commerciale comme
toutes les autres entreprises. Les prêts aux entreprises, en particulier, courent
souvent sur plusieurs années et doivent donc être examinés régulièrement. Cette
disposition n’est pas conforme auxPrincipes directeurs des Nations Unies sur les
entreprises et les droits humains qui prévoient que la diligence raisonnable soit
menée de manière continue.
«Cette limitation peut donner lieu à des situations absurdes.Par exemple, si une
banque accorde un prêt à une entreprise minière avant le lancement des activités, la
banque sera exemptée de sa responsabilité pour les violations des droits humains
engendrées par la suite alors qu’elle contribue à ces violations par le biais du
financement.C’est inadmissible.»,expliquent les responsables de l’Initiative.
La position du Luxembourg attendue au tournant
Il est difficile de savoir si cette proposition de directive serait réellement adoptée4et à
quoi rassemblerait le texte final.Rappelons dans ce contexte que la législation
européenne en vigueur depuis le 1 janvier 2021 sur les minerais de conflits a mis 8
années et que la loi-cadre n’est pas encore adoptée au Luxembourg.
Or, cette proposition de l’UE constitue une feuille de route pour le Luxembourg, qui
peut élaborer sur cette base sa propre législation et aller au-delà des critères fixés
par la proposition de directive.
«Les grandes lignes sont maintenant claires et il est difficile d’accepter à ce stade
l’argumentaire de «level playing field» ou de «cacophonie de législations au sein
du marché intérieur». Chaque Etat est libre d’aller au-delà de ce qui est proposé par
la Commission et nous invitons le gouvernement de se positionner sans tarder.»,
concluent les responsables de l’Initiative.
Ainsi, l’Initiative pour un devoir de vigilance invite le gouvernement
luxembourgeois à:
•publier sans tarder les conclusions du rapport sur la possibilité de légiférer sur
le devoir de vigilance au Luxembourg du Comité interministériel créé par le
Conseil du gouvernement;
•lancer le processus législatif national sur base du texte de la Commission et
proposer des mesures ambitieuses qui servent réellement à prévenir les
violations des droits humains et les dommages environnementaux;
•s’engager au niveau européen pour améliorer la proposition de directive et
accélérer son adoption;
•se concerter avec la société civile afin de pouvoir intégrer dans la législation
les préoccupations des personnes affectées par les activités économiques.
1 https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Structural_business_statistics_overview
2 La Soparfi, précédemment connue sous le nom de «holding»,permet de faire coexister des activités commerciales et des
activités financières au sein d’une même structure. Ceci constitue un de ses attraits : elle peut détenir des titres et actions mais
également exercer une activité commerciale
3 Voir Plan d’action national sur les Entreprises et droits de l’Homme du Luxembourg 2020-2022
4 Il est à noter quetoutes les propositions de la Commission n’aboutissent pas:https://www.europarl.europa.eu/legislative-
train/summary/01-2022
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